Santé et traditions religieuses






Par Suzanne Boutin – 1er avril 2016

L’auteure présente d’abord diverses thématiques où s’exerce l’influence des croyances sur les représentations de la santé. En faisant référence aux grandes traditions spirituelles de l’humanité, elle montre ensuite comment celles-ci touchent concrètement les personnes aux prises avec la souffrance.

 
Dans un Québec marqué par l’éclectisme et la diversité, notre système de santé actuel doit plus que jamais composer avec les différences portées par la culture et la religion. Les traditions religieuses elles-mêmes ont depuis toujours leur propre discours sur ce qu’est la santé, et façonnent à leur manière les représentations, les attitudes et les comportements face à la santé. Elles ont aussi leur point de vue sur la souffrance qu’elles tentent de gérer à leur manière. Cet article veut simplement présenter quelques pistes de réflexion qui, je l’espère, pourront être utiles pour mieux comprendre l’imprégnation des traditions religieuses sur les bénéficiaires d’un système de santé faisant face concrètement tous les jours à la souffrance.
 

Les traditions religieuses et la santé

Les traditions religieuses et les nouvelles recompositions religieuses contemporaines sont riches en discours, représentations, symboles et ont un impact certain sur les représentations, les attitudes et les comportements reliés à la santé. Toutes, elles abordent les grandes questions reliées à l’existence humaine : la vie, la mort, la maladie, la souffrance, l’éthique, la qualité de vie et sont donc en bonne place pour formuler des discours cohérents et suggérer des attitudes et des comportements face à un sujet relié directement à la condition humaine.
 
Plusieurs disciplines se sont d’ailleurs interrogées sur cet impact des croyances et des pratiques religieuses sur les représentations de la santé. L’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la psychiatrie, la médecine, les sciences infirmières, la théologie et les sciences religieuses se sont, chacune à leur manière, intéressées à l’influence des croyances et des pratiques religieuses sur les représentations de la santé. Des modèles explicatifs de la maladie jusqu’aux thérapeutiques mises en œuvre par diverses cultures et religions pour gérer la maladie et plus largement le malheur, elles ont identifié divers éléments de compréhension nous permettant de mieux voir de quelle façon les représentations religieuses peuvent façonner les attitudes, les comportements et les pratiques entourant la recherche de la santé et d’un mieux-être.
 
La santé1 recouvre tout d’abord plusieurs thématiques abordées par les traditions religieuses, thématiques qui sont comme autant de niveaux où s’exerce l’influence des croyances et des pratiques religieuses :

  • La santé, c’est d’abord le corps et ses représentations. Un corps qui s’inscrit dans une conception de l’univers développée par les diverses traditions religieuses. Dans les traditions religieuses chinoises, par exemple, l’Homme en tant que microcosme de l’univers fait partie intégrante de la nature et, par conséquent, est soumis aux mêmes lois. Une telle représentation aura des répercussions sur le regard porté sur l’état de santé ou de maladie ainsi que sur les thérapeutiques envisagées. Ainsi, nous connaissons l’acupuncture qui s’inspire des religions chinoises et du concept-symbole yin et yang.
 
  • La santé, c’est aussi le discours sur les causes de la maladie qui fait aussi partie intégrante du regard des religions sur la santé. Il y a souvent tout un travail d’interprétation des causes de la maladie et des malheurs par les religions et les nouvelles spiritualités et leur lecture peut changer l’angle d’approche des problèmes pour les croyants. Que l’on pense par exemple aux religions africaines et brésiliennes qui voient parfois dans les rapports sociaux conflictuels, la cause de la maladie (dans ce cas, rétablir les relations ou les éviter peut être envisagé en guise de solution de même que les pratiques de désenvoutement). De ces lectures de la cause d’un problème, il résulte souvent un changement d’attitude envers la maladie et le malheur, ce qui aura une influence non négligeable sur l’action thérapeutique à venir.
 
  • La santé, c’est aussi le rapport au soin, volet indispensable, car toute religion porte l’idée d’une communauté de croyants. Le soin, abordé par les religions, c’est la responsabilité de la santé des autres, c’est l’engagement envers la santé des autres. C’est aussi la participation de la collectivité dans les rituels visant la guérison. L’empathie, la compassion envers l’humanité souffrante, l’ouverture aux autres souffrants sont des thèmes souvent évoqués par les religions. La santé, ce sont aussi les considérations éthiques (avortement, euthanasie, soins palliatifs) qui sont des incontournables lorsqu’on évoque les traditions religieuses. Les religions et les nouvelles spiritualités procurent des références morales à partir desquelles vont être pensés la vie, le corps, la santé, la maladie, la souffrance et cela touche à des sujets concrets comme l’avortement, la contraception, l’euthanasie, les soins de fins de vie, la position envers le suicide, le sida. Les références religieuses vont souvent servir ainsi de guides pour effectuer des choix concernant les grandes questions reliées à l’existence humaine.
 
  • La santé, c’est aussi l’attitude des traditions religieuses et des nouvelles compositions religieuses face aux thérapeutiques. Comme elles ont généralement un discours sur la santé, la maladie, les causes de la maladie, la gestion des malheurs, ces traditions religieuses proposent souvent une relecture des problèmes, offrent des guides et procurent des modèles. Elles suggèrent aussi des recours thérapeutiques possibles. Elles peuvent aussi s’inscrire en porte-à-faux dans notre système de santé (un bon exemple est celui des Témoins de Jéhovah et leur refus de la transfusion).
 
  • La santé, c’est aussi la prévention, sujet qui nous préoccupe beaucoup en Occident en tant que société. Les religions vont souvent exercer une influence indirecte sur la prévention de la santé. En prônant le respect du corps et en donnant des directives pour son bon usage, les traditions religieuses auront une influence non négligeable sur les attitudes et les comportements. De plus, certaines traditions religieuses vont souligner la responsabilité de l’individu envers son mode de vie (exemple, le bouddhisme tibétain) alors que d’autres, par contre, vont entraîner une déresponsabilisation (exemple, certaines religions africaines).
     

Il y aurait tellement plus à dire, mais l’important est de réaliser à quel point la tradition religieuse peut remodeler les représentations et les attitudes envers la maladie et la santé. Ainsi en est-il de la gestion de la souffrance liée à la maladie et aux épreuves vécues.
 

Les traditions religieuses et la souffrance

La santé, c’est inévitablement parler du thème de la souffrance, très souvent abordé par les traditions religieuses. La souffrance devient alors un sujet incontournable et peut porter différents visages : celui de la maladie physique, de la maladie mentale, de l’isolement social, entre autres. L’attitude et les discours des religions envers cette souffrance inhérente à l’expérience de la maladie ou de l’épreuve vécue varient beaucoup. Tout dépend comment on conçoit la maladie.
 
Dans la tradition catholique, la maladie et la souffrance sont rattachées au destin de l’Homme. Dans la tradition bouddhiste, la maladie et la souffrance sont conçues comme la conséquence d’actes passés dans d’autres vies. La tradition hindoue porte aussi cette notion de karma. Dans la tradition taoïste, la maladie, avec son cortège de souffrances, est considérée comme étant temporaire. L’univers étant toujours en mouvement, celle-ci ne peut que suivre ce même mouvement.
 
De la façon dont on conçoit la souffrance (peu importe la forme qu’elle revêt) va découler l’attitude qu’on va promouvoir envers elle. Dans la tradition catholique, la souffrance, incontournable au destin de l’Homme, est conçue parfois comme une occasion de s’identifier aux souffrances qu’a vécues Jésus Christ sur la croix. Le croyant, lors de son cheminement spirituel, est ainsi invité à communier aux souffrances vécues par Jésus Christ lors de sa passion : la douleur, le rejet, le jugement, etc. sont autant de facettes de cette souffrance vécue par Jésus Christ fait Homme. Le cheminement spirituel proposé fait alors de la souffrance un instrument pouvant faciliter le contact avec le sacré. Dans cette tradition, on peut également faire jouer à la souffrance un rôle dans un processus de transformation de l’individu (un bon exemple est celui des pèlerinages catholiques). La souffrance est ainsi présentée aux croyants comme une occasion de s’ouvrir à d’autres valeurs, à expérimenter des avenues différentes dans la vie ou encore à mieux communiquer avec les autres. On peut également, dans cette tradition, modifier la perception de soi de la personne malade qui souffre. Ainsi, on considère que la maladie et son cortège de souffrances peuvent permettre aux autres de se transformer. Au contact de la personne malade, les soignants seraient à même d’expérimenter des valeurs chrétiennes. Ce qui ferait de la personne souffrante un individu revêtu d’une mission quasi sacrée.
 
En somme, la tradition catholique invite souvent à une gestion particulière de la maladie et de la souffrance. Sur les lieux de pèlerinage, par exemple, il est fréquent d’inviter l’individu à composer avec sa maladie et ses épreuves plutôt que de se révolter. On l’encourage à travailler avec sa souffrance et à cheminer sur le plan personnel et spirituel. Comme la maladie et la souffrance signifient une perte de qualité de vie pour le croyant, la tradition religieuse catholique suggère de remplacer cette perte par d’autres alternatives : profiter des joies simples de la vie (joies qui sont, selon ces croyances, une création de Dieu), rechercher des valeurs plus profondes, effectuer un changement bénéfique dans sa vie, nouer des relations plus authentiques avec son entourage, partager avec d’autres plus démunis, etc.2
 
Du côté de la tradition bouddhiste, la vie est elle-même considérée comme l’expérience de la souffrance (dharma). Cette souffrance serait d’ailleurs la conséquence d’actions passées dans cette vie ou dans une autre. Une voie de connaissance permettrait au croyant de se libérer des causes de cette souffrance en mettant fin au cycle des réincarnations. Ainsi, la tradition bouddhiste propose au croyant des moyens comme la méditation pour accéder à des niveaux supérieurs de connaissance. Car l’ignorance, l’attachement à soi et aux choses de ce monde – par le fait même illusoires – sont cause de souffrance. Au niveau de la gestion de cette souffrance, la tradition bouddhiste propose de l’accepter, d’être patient, d’essayer de l’écarter et de s’en libérer par la connaissance. La souffrance morale, par exemple, qui provient d’après cette tradition d’un attachement excessif à l’ego, est traitée par des moyens centrés sur un détachement de soi parfois en contradiction avec les thérapies qui proposent, dans notre système de santé, l’accomplissement de soi, la recherche de soi, etc. Plus encore, la notion de karma dans la tradition bouddhiste invite à accepter la souffrance vécue comme une composante du destin de l’individu, ce qui peut être faussement interprété comme de la passivité alors que cette tradition fait de la souffrance une composante essentielle dans un processus de développement spirituel.
 
Dans la tradition hindouiste – qui a une parenté avec la tradition bouddhiste – la souffrance fait partie du karma et peut être causée par des actions inappropriées dans cette vie ou dans les autres. Cette tradition religieuse prône, tout comme le boud­dhisme, l’acceptation dynamique de la souffrance. Elle ne propose pas le contrôle et l’annihilation de la souffrance comme telle, mais plutôt de composer avec elle. Dans le mode de gestion de cette souffrance, il est proposé de mettre en place des stratégies d’adaptation. Au niveau des maladies chroniques, par exemple, on invite les croyants à vivre de la meilleure façon possible avec leur souffrance sans se centrer sur elle. Elle ne serait là que pour permettre à l’individu de cheminer et de faire des progrès.
 
Dans la tradition chinoise taoïste, la souffrance est considérée comme un état transitoire. La souffrance et la bénédiction seraient ainsi deux faces d’une même pièce. Tout comme le symbole du yin et du yang le suggère, le mouvement continu entre souffrance et non-souffrance devrait encourager l’individu à tolérer cette même souffrance transitoire. Il est proposé d’endurer la souffrance, de se montrer fort afin d’agir au bon moment lorsqu’elle sera sur le point de céder la place à la bénédiction. Le concept de la « non-action » suggère une dynamique dans laquelle l’individu agira en accord avec la nature et le mouvement universel. La tradition chinoise propose donc une gestion de la souffrance en accord avec la nature et les forces de l’univers dont l’individu est le microcosme.
 
Les traditions religieuses, en favorisant une relecture de la souffrance, proposent chacune des stratégies et des attitudes à adopter face à elle. Dans le contexte d’un Québec multiculturel et multireligieux, où les bénéficiaires des soins de santé proviennent de tous les horizons, il pourrait être utile de se pencher sur la diversité des modes de gestion de la souffrance. Il en résulterait une compréhension dynamique de la souffrance dans l’expérience de la maladie au sein d’un contexte de diversité culturelle et religieuse.
 

Références

BENOIST, Jean, et Raymond MASSÉ, 2002. Convocations thérapeutiques du sacré. Éditions Karthala.
 
BOUTIN, Suzanne, Modernité avancée et quêtes de mieux-être dans trois lieux de pèlerinage québécois: Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire Saint-Joseph, Thèse de doctorat, Université Laval, 2005.
 
DESPRÉS, Caroline 2002. La prévention au regard des religions: entre fatalisme et toute-puissance. Dans Convocations thérapeutiques du sacré, 183-197.
 
LECSO, Phillip A. 1986. Euthanasia: A buddhist perspective Journal of Religion and Health 25, 51-57.
 
MARTIN, N. 2004. Dieu aime-t-il les malades? Les religions monothéistes face à la maladie. Paris: A. Carrière.
 
ROCCHI, Valérie 2004. Les dieux et les maîtres. La quête du bien-être et le recours au religieux, Informations sociales 116-125.
 
TYSON, Paul D., & PONGRUENGPHANT Rana 2007. Buddhist and western perspectives on suffering, stress and coping. J Relig Health 351-357.
 
WHITMAN, Sarah M. sans date. Pain and suffering as viewed by the Hindu religion. The Journal of Pain 8, 603-613.
 
YIP Kam-Shing 2004. Taoism and its impact on mental health of the chinese communities. Journal of Social Psychiatry 50, 25-42.
 

Références

1   Il est utile de noter que les traditions religieuses traitent presque toujours de la santé dans son sens large (dimensions physique, morale, sociale, etc.).
 
2  Les saints et les saintes priés sur les lieux de pèlerinage sont souvent cités en exemple d’acceptation de la souffrance, souffrance qui leur permettait de cheminer dans leur foi.
 



Dans le cadre d’études de maîtrise, de doctorat et de postdoctorat, Suzanne Boutin, anthropologue, a travaillé sur trois lieux de pèlerinage québécois: Sainte-Anne-de-Beaupré, Notre-Dame-du-Cap et l’Oratoire St-Joseph. Ses études sur le thème des quêtes de mieux-être dans ces trois centres de pèlerinage ont mis en relief l’empreinte de la tradition religieuse sur la façon de percevoir la santé et la maladie. L’auteure a aussi participé à des colloques et écrit plusieurs articles sur des thèmes reliés à ces questions.




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